Littérature - Livres

"Histoire d'un lièvre " par P.J. Stahl (1814 - 1886)
(Extrait de l'histoire, chapitre V, du livre "Vie privée et publique des
animaux")

   Dessin de Graveline
       « J'arrivai bientôt dans un bois où ma poitrine se remplit d'un air pur ; il y avait si longtemps que je n'avais vu le ciel tout entier, qu'il me sembla le voir pour la première fois. Je trouvai que la lune avait embelli. Les étoiles brillaient d'un si doux éclat, qu'elles me parurent plus jolies les unes que les autres. Il n'y a de vraie poésie qu'aux champs. Si Paris était à la campagne, les Hommes eux-mêmes s'y adouciraient.
       Dès le matin, je fus réveillé par un bruit de ferraille : c'étaient deux messieurs qui se battaient à grands coups d'épée. Je crus qu'ils s'allaient tuer, mais ils finirent par se prendre bras dessus, bras dessous, quand l'appétit leur fut venu. A la bonne heure, me dis-je, voilà des gens raisonnables. Après ceux-là, il en vint d'autres qui se livrèrent avec plus ou moins de résolution au même exercice, et je vis bien que ce que j'avais pris pour un bois n'était qu'une promenade. Cela ne faisait pas mon affaire : pour moi, ce qui constitue la campagne, c'est l'absence des Hommes; je fis donc mes adieux au Bois de Boulogne, et je repris ma course. Tout près d'un village qu'on appelle Puteaux, j'aperçus un Coq. Mes yeux, las de voir des messieurs et des dames s'arrêtèrent avec complaisance sur cet Animal.
       C'était un Coq de la plus belle espèce; il était haut en jambes et se cambrait en marchant comme un Coq qui ne veut rien perdre des avantages de sa taille : il y avait dans toute sa tenue quelque chose de martial qui me rappela les militaires français que j'avais vus souvent se presser autour de mon théâtre des Champs-Elysées.
       - Par ma crête! me dit-il tout d'un coup, il y a longtemps que vous me regardez. Pour un Lièvre, je vous trouve bien impertinent.
       - Quoi! lui répondis-je, est-il défendu de trouver que vous êtes un bel oiseau? J'arrive de Paris, où je n'ai vu que des Hommes, et je suis heureux de voir enfin un Animal.
       Ma réponse était fort simple, je pense; il trouva pourtant moyen de s'en offenser.
       - Je suis le Coq du village, s'écria-t-il, et il ne sera pas dit qu'un méchant Lièvre m'aura insulté impunément !
       - Vous m'étonnez, lui dis-je, je n'ai point voulu vous insulter; je suis fort doux et n'aime point les querelles : je vous offre mes excuses.
       - J'ai bien affaire de tes excuses! me répliqua-t-il ; toute insulte doit être lavée clans le sang; il y a longtemps que je ne me suis battu,et je ne serais pas fâché de te donner une leçon de savoir vivre. Tout ce que je puis faire, c'est de te laisser le choix des armes.
       - Moi, me battre! lui dis-je, y pensez-vous ? J'aimerais mieux mourir! Apaisez-vous, je vous prie, et veuillez me laisser passer : je m'en vais à Rambouillet, où j'espère encore retrouver quelques vieilles connaissances.
       - Nous sommes loin du compte, me répondit-il; entre gens qui se respectent, les choses ne se passent point ainsi. Nous nous battrons, et, si tu refuses, je te battrai. Tiens, ajouta-t-il en me montrant un Boeuf et un Chien qui venaient de notre côté, voilà notre affaire, nos témoins sont trouvés. Suis-moi, et n'essaye pas de te sauver : j'ai l'oeil sur toi. .
       Il n'y avait pas à répliquer, et la fuite était impossible. J'obéis.
       - Tous les Animaux sont frères, dis-je au Boeuf et au Chien en les abordant; ce Coq est un duelliste, vous ne souffrirez pas qu'il m'assassine, mon sang retomberait sur votre tête : je ne me suis jamais battu, et j'espère encore ne me battre jamais.
       - Bah! me dit le Chien, ceci, est la moindre des choses, il y a commencement à tout. Votre candeur m'intéresse, et je veux vous servir de témoin. Maintenant que je réponds de vous, il y va de mon honneur que vous vous battiez : vous vous battrez donc.
       - Vous êtes trop honnête, lui répondis-je, et je suis touché de votre procédé, mais j'aime mieux ne pas trouver de témoin ; je ne me battrai pas.
       - Vous l'entendez, cher Boeuf! reprit mon adversaire exaspéré ; dans quel temps vivons-nous ? C'est vraiment incroyable! Vous verrez qu'à force de lâcheté on triomphera de nous, et que les forts devront subir la tyrannie des faibles et tout endurer d'eux.
        Le Boeuf impitoyable beugla en signe d'approbation, et je demeurai confondu.         Ces Animaux domestiques ne valent pas mieux que les Hommes, pensai-je.
       - Mourir pour mourir, me dit le Chien en me prenant à l'écart, mieux vaut mourir les armes à la main; entre nous soit dit je n'aime pas ce Coq, et mes voeux sont pour vous : vous pouvez m'en croire, je ne suis point un Chien de chasse, et je n'ai aucune raison de vouloir du mal à votre espèce. Ne tremblez donc pas ainsi, mon cher Lièvre, et prenez confiance. A toute force, il n'est pas nécessaire pour se battre d'avoir du courage, il suffit d'en montrer. Quand vous aurez à essuyer le feu de votre adversaire, tâchez de penser à autre chose.
       - Je n'en viendrai jamais à bout, lui dis-je à demi mort.
       - Ne croyez donc pas cela, reprit-il, on vient à bout de tout. Tenez, puisque le choix des armes vous est laissé, ne prenez pas l'épée : votre adversaire aurait sur vous l'avantage du sang-froid et de l’habitude ; battez-vous au pistolet, je chargerai moi-même les armes.
       - Comment, lui dis-je, vous croyez que je vais me battre avec des pistolets chargés ? N'y comptez pas; vous en parlez bien à votre aise. S'il faut se battre à toute force, ce Coq intraitable n'a-t-il pas des éperons et un bec très crochu ? Croyez-vous que ces armes ne soient pas assez dangereuses ? Eh bien! Je ferai de mon mieux pour avoir à en souffrir le moins possible. Au nom de l’humanité, tâchez d'arranger cette abominable affaire à laquelle je ne puis rien comprendre.
       - Fi donc! s'écria le Coq, un duel à coups de bec! Me prenez-vous, pour un manant ? Allons, finissons-en! Entrons dans ce taillis. L'un de nous n'en sortira pas! ajouta-t-il avec un accent que Duprez lui-même n'eût pas désavoué.
        Je sentis à ces mots une sueur froide couvrir tous mes membres, et je voulus tenter un dernier effort.
        Je rappelai au Chien et au Boeuf les dernières, lois sur le duel et les peines portées contre les témoins.
       - Revenez-vous de Pontoise ? me répondirent-ils ; et ne voyez-vous pas que ces lois ont été faites par des gens qui ont eu quelquefois l'occasion de ne pas se battre ? Tout cela n'empêchera pas les duels d'aller leur train. Quand on a de bonnes raisons pour s'égorger, on ne songe guère à M. le procureur général.
       - Monsieur le Coq, dis-je à mon adversaire, on ne sait vraiment pas ce qui peut arriver : je suis si maladroit! Si j'allais vous tuer, pensez à vos Poules; j'en serais fâché pour elles. Faisons la paix, je vous en supplie.
        Tout fut inutile : vingt-cinq pas furent comptés par mon témoin, auquel j'aurais souhaité des pattes de Lévrier à la place de ses pattes de Bouledogue, et les pistolets furent chargés.
       - Avez-vous l'habitude de cette arme? me dit le Chien.
       - Hélas ! oui, lui répondis-je ; mais le Ciel m'est témoin que je n ai jamais ajusté ni blessé personne.
        Le sort devant désigner lequel des deux combattants tirerait le premier, le Chien se retourna un instant, et me présenta ses deux pattes de devant, dont l'une était mouillée.
        Je pris la première venue, j'y voyais à peine; le juste Ciel m'avait favorisé!
       - Courage donc, courage! me répétait mon témoin, et visez bien : je déteste ce Coq.
        S'il le déteste, pensai-je, pourquoi ne prend-il pas ma place ? Je la lui céderais volontiers.
        Mon adversaire s'alla placer gravement en face de moi.
       - Hélas! lui criai-je, il me semble qu'il y a un siècle que nous sommes là : est-ce que vous êtes encore en colère ? Embrassons-nous, et que tout soit oublié. Je vous assure que chez les Hommes cela se passe quelquefois ainsi.
       - Sacrebleu! Me cria-t-il en blasphémant, tirez donc! Et visez bien : car, si vous me manquez, je jure que je ne vous manquerai pas.
        Cette brutalité me révolta, et le sang me revint au coeur. En mon bon droit j'eus confiance.
       - Tenez-moi bien, dis-je à mon second ; vous êtes témoin que j'ai tout fait pour empêcher ce duel.
       Le Boeuf s'éloigna de quelques pas, et frappa trois fois la terre de son sabot : c'était le signal convenu. Je pressai la détente, le coup partit, et nous tombâmes tous deux. L'émotion m'avait renversé ; quant au Coq, il était mort sur le coup, victime de son opiniâtreté. La mort fut constatée par une Sangsue qui avait assisté au combat.
       - Bravo s'écria le Chien, en me relevant; vous m'avez rendu là un grand service. Ce maudit Coq demeurait dans la même ferme que moi ; il se couchait en même temps que les Poules, et, dès l’aube, son chant insipide éveillait tout le monde. Quand on ne tient pas à voir lever l’aurore, on ne tient guère à un voisin comme celui-là.
       - Je n'y avais pas songé, reprit le Bœuf ; le fait est que, grâce à ce brave Lièvre, nous pourrons désormais dormir la grasse matinée. Du reste, ce que vous avez fait là est digne d'un Français, me dit-il, car je soupçonne votre adversaire d'avoir appartenu autrefois à un ministre anglais qui l'avait dressé au combat. Je ne sais s'il faut en faire honneur à son éducation ; mais jamais Coq ne se jeta plus étourdiment dans les hasards des batailles.
        Je regardai avec douleur le cadavre de mon adversaire qui gisait, sans vie sur le gazon.
       - Que n'as-tu entendu de ton vivant, lui dis-je, cette impitoyable oraison funèbre! Elle t'aurait appris ce que valait au juste ce renom de bretteur dont tu étais si fier et qui te coûte la vie.
        Que le sang de ce malheureux Coq retombe sur vos têtes! dis-je au Boeuf et au Chien; car il dépendait de vous d'empêcher ce duel fatal. Quant à moi, je suis innocent de ce meurtre que je déteste : la mort m'a toujours paru abominable !
        Et je repris fort triste la route de Rambouillet. J'avais toujours devant les yeux ce cadavre ensanglanté. Mais à mesure que j'avançai, ces funèbres images s'effacèrent. La vue des campagnes paisibles calme les plus grandes douleurs ; et quand je retrouvai Rambouillet et ma forêt chérie, devant ces souvenirs de mes premiers jours tous mes chagrins furent oubliés. Quelques mois après mon retour, je connus enfin le bonheur d'être père et bientôt grand-père.
       - Vous savez le reste, mes chers enfants; et maintenant vous pouvez aller jouer. J'ai dit. »
       A ces mots du vieillard, son auditoire se réveilla. Pendant cette dernière partie de son récit, le silence avait été exemplaire. Les petits ne se le firent pas dire deux fois ; l'histoire leur avait paru très intéressante et un peu longue : ils s'en allèrent courir dans les herbes.
       - Madame la Pie, me demanda le petit Lièvre, tout en se frottant les yeux, c'est-il vrai tout ce que grand-papa vient de dire?
       - Fi! lui dis-je, les grands-pères sont comme le bon Dieu ; ils ne peuvent jamais ni se tromper ni mentir.
Pierre-Jules Hetzel Pierre-Jules Hetzel, écrivain et éditeur français, est né le 15 janvier 1814 à Chartres et est décédé le 17 mars 1886 à Monte-Carlo. Il était un écrivain connu sous le pseudonyme de P.J. Stahl.
Son premier grand succès sera "Vie publique et privée des Animaux", une étude des moeurs contemporaines auquel il s'attacha en 1839-1840 en faisant appel à de grands écrivains comme Balzac, George Sand, Charles Nodier, Louis Viardot et au dessinateur Grandville.